lundi 10 octobre 2011

Examen critique de l'ouvrage de Jean-Claude Michéa

 

 " L'Empire du moindre mal " » 

Selon certains, le capitalisme, également appelé économie de marché plus démocratie, est en train de vivre actuellement une phase de grande expansion. Selon d’autres, ces triomphes ne sont qu’une fuite en avant qui masque sa situation chaque jour plus précaire. Mais tous sont d’accord pour dire que nous vivons une phase historique de très grands changements qui ne ressemble à aucune autre. Tous, sauf ceux qui ont fait de la critique du capitalisme leur métier. On aurait pu espérer que la fin définitive du « socialisme d’État » en 1989 eût également mis un terme au genre de marxisme lié, d’une manière ou d’une autre, à la modernisation « de rattrapage » qui a eu lieu dans les « États ouvriers ». Le champ semblait désormais libre pour l’élaboration d’une nouvelle critique sociale, à la hauteur du capitalisme postmoderne et capable de reprendre les questions de base. Mais l’appauvrissement rapide des classes moyennes, évolution que presque personne n’avait prévue, a redonné une vigueur inattendue à des récriminations qui ne reprochent au système capitaliste que les injustices de la distribution et les dommages collatéraux qu’il produit, sans jamais mettre sérieusement en question son existence même et la vie qu’il crée. C’est souvent en prenant appui sur les concepts les plus périmés du marxisme traditionnel que trotskistes électoraux, négristes et autres citoyennistes présentent leur requête de gestion différente de l’évolution de la société industrielle capitaliste. Ici, la critique sociale se réduit essentiellement au dualisme entre exploiteurs et exploités, dominants et dominés, conservateurs et progressistes, droite et gauche, méchants et bons. Donc, rien de nouveau sous le soleil. Les fronts sont toujours les mêmes. Et un Marx réduit au pourfendeur des « profits immoraux » jouit alors de nouveau d’un droit de présence dans les grands média.

Heureusement, en marge de cette confrontation médiatico-électorale entre libéralisme et altermondialisme - version modernisée de la social-démocratie -, d’autres formes de critique sociale ont commencé à se formuler. Dégagés de l’obligation de lancer des slogans pour rassembler des foules, certains auteurs ont notamment pris la liberté de focaliser leur critique sur le statut réel des sujets créés par le capitalisme et de mettre en doute le mythe d’une gauche, ou d’une extrême gauche, héroïquement opposée à un capital toujours désireux d’annuler les « conquêtes des travailleurs » ou des « minorités ». Malgré leurs très grandes différences, voire oppositions, sur de nombreux points, on peut retrouver cette perspective chez des auteurs comme Luc Boltanski, Serge Latouche (et plus en général les auteurs liés au thème de la « décroissance »), Dany-Robert Dufour, Annie Lebrun, Jaime Semprun ou Jean-Claude Michéa, pour se limiter à des auteurs français. Leurs sources sont très variées et vont des idées situationnistes jusqu’à la psychanalyse lacanienne, du surréalisme à l’écologie. En même temps, on commence à assister à la diffusion d’une critique qui a son point de départ dans une reprise des catégories de la critique de l’économie politique formulée par Marx (le Marx « ésotérique ») : c’est la critique de la valeur et du fétichisme de la marchandise. J’en ai exposé l’essentiel dans mon livre Les aventures de la marchandise[2]. Il est encourageant de pouvoir constater un début d’échanges entre ces différentes approches qui aboutira peut-être un jour à une nouvelle critique sociale capable d’unir l’acuité de la description phénoménologique à la rigueur des analyses de fond.
C’est dans ce sens que je me propose de commenter une partie de l’œuvre de Jean-Claude Michéa. On y trouve des aspects auxquels non seulement on peut souscrire sans réserve, mais qui ouvrent en outre des véritables perspectives nouvelles pour la compréhension de l’« apocalypse de notre temps » et pour lesquels il faut lui savoir gré. En revanche, il y a d’autres développements sur lesquels on ne peut qu’exprimer, du point de vue de la critique de la valeur, un désaccord, parfois même très fort. Et c’est un bon signe pour les nouvelles conditions de la critique : il n’existe plus une échelle unique pour déterminer si une pensée est proche ou éloignée d’une autre, on ne doit plus s’inscrire obligatoirement dans un des partis de la réflexion qui font que ceux qui partagent les opinions sur « a » les partagent forcément aussi sur « b ».
 
La thèse principale de Michéa ne peut que paraître provocatrice pour un militant de la gauche : il décrit « la gauche » comme une forme du libéralisme. Cependant, cette amère constatation est effectivement essentielle pour comprendre l’histoire du capitalisme. Au début de Les Aventures de la marchandise, j’ai écrit que Marx, avec une partie de son œuvre (la partie « exotérique »), a été « le théoricien de la modernisation, le “ dissident du libéralisme politique ” (Kurz), un représentant des Lumières qui voulait perfectionner la société industrielle sous la direction du prolétariat » (p. 12). Michéa a absolument raison de souligner que le capitalisme n’est pas conservateur par son essence et que l’esprit bourgeois n’est pas égal au capitalisme. Il analyse avec acuité la contribution que beaucoup des combats de la gauche post-soixante-huitarde ont fournie à la modernisation du capitalisme, comme le culte de la jeunesse, du nomadisme et des hommes sans qualités et sans liens (dont Deleuze a été le chantre le plus excessif)[3]. Il pointe les ambiguïtés de la « philosophie du soupçon » et de la « démolition des héros », et plus généralement les ravages de l’éducation contemporaine. En même temps, on comprend que sa critique des Lumières est toujours conduite au nom du « projet moderne d’émancipation » et n’a rien à voir avec un simple regret nostalgique du monde qui fut, y compris son ordre social – regret qui commence à se répandre, même dans certaines niches de la critique anti-industrielle. Michéa combat la conviction que la croissance des forces productives renversera les rapports de production dans un sens émancipateur et il voit, à raison, dans les théories d’A. Negri et de ses suiveurs un avatar de cette illusion qui dure depuis deux siècles.
 
Finalement, la grande force de Michéa, c’est d’insister sur la nécessité d’une réforme morale pour sortir du bourbier de la société marchande. Ce thème est rarement abordé par ceux qui se veulent des ennemis du système, parce que l’exigence morale suppose que chacun est capable de faire un effort personnel pour se dérober partiellement au système, au lieu de se concevoir comme sa simple victime. Des meilleures pages de Michéa se dégage, comme d’ailleurs chez son inspirateur Christopher Lasch, un véritable air de « sagesse », où le personnel rejoint l’universel.
 
Cependant, les théories de Michéa suscitent au moins deux grandes objections. La première concerne son refus de reconnaître la centralité de la critique de l’économie politique pour comprendre la société capitaliste. La deuxième, qui d’une certaine manière en découle, touche à la place centrale que les concepts de « common decency » et de « peuple » occupent dans sa réflexion.
 
Il est communément admis que le « matérialisme historique » constitue un des piliers de la pensée de Marx et du marxisme entier. Cette affirmation n’est pas fausse, même si Marx et Engels ont peu à peu approfondi les premières définitions un peu simplistes qu’ils en avaient données dans leurs œuvres de jeunesse L’Idéologie allemande et Misère de la philosophie, auxquelles se réfère Michéa (EMM 63[4]). L’explication matérialiste de l’histoire a signifié une grande rupture avec toute historiographie précédente, et un certain unilatéralisme, que le matérialisme historique a toujours gardé même chez Marx lui-même, est aussi dû à cette nécessité de soutenir avec vigueur une perspective entièrement nouvelle (en effet, les libéraux n’avaient jamais appliqué leur anthropologie de l’égoïsme à l’histoire). La fossilisation de l’œuvre de Marx dans le marxisme ultérieur, devenu l’idéologie officielle d’un mouvement ouvrier qui agissait désormais à l’intérieur des catégories capitalistes de base qui n’étaient plus mises en question, a également transformé l’intuition matérialiste originelle en article de foi et en dénonciation obsessionnelle de l’« idéalisme bourgeois ». Mais à la différence de ce que pense Michéa (EMM 69), l’explication matérialiste de l’histoire n’est pas logiquement identique à la croyance dans le progrès, sur laquelle d’ailleurs le vieux Marx commençait à avoir des doutes. Le matérialisme historique a plutôt partie liée avec le schéma « base » versus « superstructure », selon lequel les activités de production et reproduction matérielles, d’un côté, et tout le reste de l’existence humaine, de l’autre, se trouvent dans une relation de cause à effet. L’activité économique serait, toujours et partout, au centre de la vie humaine. C’est le constat, dès lors, de l’importance indéniable d’autres facteurs, tels que le langage, la psychologie ou la religion qui a valu au marxisme, et à Marx lui-même, le reproche d’« économisme » et a poussé beaucoup d’intellectuels partis de Marx – comme Castoriadis ou Habermas – à ravaler le marxisme au rang de « science auxiliaire », encore utile pour comprendre certains mécanismes économiques, mais absolument inadéquate pour saisir la complexité de la vie moderne.

Un des points forts de la critique de la valeur est d’avoir rompu radicalement avec la dichotomie de base/superstructure – non au nom d’une « pluralité » supposée de facteurs, mais en prenant appui sur la critique marxienne du fétichisme. Le fétichisme de la marchandise n’est pas une fausse conscience, une mystification, mais une forme d’existence sociale totale, qui se situe en amont de toute séparation entre reproduction matérielle et facteurs mentaux, parce qu’il détermine les formes mêmes de la pensée et de l’agir. Il partage ces traits avec d’autres formes de fétichisme, telle la conscience religieuse. Il pourrait ainsi être caractérisé comme un a priori – qui cependant n’est pas ontologique comme chez Kant, mais historique et sujet à évolution. Cette interrogation sur les codes généraux de chaque époque historique sauvegarde en même temps, contre la fragmentation introduite par l’approche poststructuraliste et postmoderne, une perspective unitaire. Le développement de cette approche en est encore à ses débuts, mais on peut indiquer, comme exemple de son pouvoir heuristique, le regard qu’il permet de jeter sur la naissance du capitalisme aux XIVe et XVe siècles
[5] : il y a un lien entre les débuts d’une vision positive du travail dans les monastères le long du Moyen Âge, la substitution du « temps abstrait » au « temps concret » (et la construction des premières horloges), les innovations techniques et l’invention des armes à feu – cette dernière était à l’origine du besoin énorme d’argent des États naissants, qui a impulsé la transformation des économies de subsistance en économies monétaires. Il est impossible d’établir dans ce cas une hiérarchie entre des facteurs « idéaux » (la conception du temps, la mentalité de travail) et les facteurs matériels ou technologiques ; en même temps, il ne s’agit pas d’une simple coïncidence entre éléments indépendants. L’aptitude à l’abstraction et à la quantification semble constituer ici ce fétichisme, ce code a priori, cette forme de conscience générale sans lesquels les innovations technologiques ou les découvertes géographiques n’auraient pas eu le même impact – et vice-versa.
 
Ce « dépassement » du matérialisme historique – une véritable Aufhebung au sens hégélien – n’est pas une tâche aisée ; il s’agit plutôt d’un travail de longue haleine. Malheureusement, le rejet – très justifié – de la vulgate matérialiste a conduit beaucoup d’esprits, à partir des années soixante, à saisir simplement l’autre alternative du dilemme traditionnel et à retourner à des formes d’explication « idéaliste » de l’histoire. C’est le cas de l’œuvre de M. Foucault avec ses « épistémès » venus de nulle part, ainsi que du « déconstructivisme ». Michéa, lui aussi, tient à se démarquer explicitement du « matérialisme historique » (EMM 63). Il semble ainsi que le capitalisme et la société libérale existent parce que quelqu’un les a imaginés et que quelqu’un d’autre s’est appliqué à mettre en pratique ces idées. Le capitalisme serait, selon Michéa, « d’abord une métaphysique (et seulement ensuite le système réellement existant engendré par la volonté politique d’expérimenter cette métaphysique) » (IAS 130, italiques dans l’original). Il écrit dans son dernier livre : « Je soutiens, en effet, que le mouvement historique qui transforme en profondeur les sociétés modernes doit être fondamentalement compris comme l’accomplissement logique (ou la vérité) du projet philosophique libéral, tel qu’il s’est progressivement défini depuis le XVIIe siècle » (EMM 14, italiques dans l’original). Le libéralisme a été voulu avant d’être mis en œuvre et, depuis plus de deux siècles, les « élites politiques occidentales » ont entrepris de « matérialiser les dogmes à l’échelle du monde entier » (EMM 68)[6].
Or, il est juste de mettre en relief que le capitalisme possède des racines métaphysiques et n’est pas seulement, comme il se présente lui-même, un projet rationnel de domination du monde, issu des Lumières et par définition au-delà de toute métaphysique et de toute religion. On peut démontrer, au contraire, que la valeur économique et son auto-valorisation permanente n’ont pas seulement pris la place des anciens dieux auxquels il fallait sacrifier, mais que la valeur (et donc le travail, le capital, l’argent, etc.) ont des origines directes dans les anciennes métaphysiques. Ils sont en bonne partie des sécularisations de ce qui  dans le passé se présentait ouvertement comme religieux. Walter Benjamin a été un des premiers à faire des réflexions intéressantes à ce propos[7].
Mais chez Michéa il s’agit de quelque chose d’autre : il affirme que les conditions pour la naissance du capitalisme avaient déjà été réunies plusieurs fois dans l’histoire et que le capitalisme n’est donc pas la « conséquence inéluctable du degré de développement objectif » (IAS 63), parce qu’il fallait aussi une certaine « configuration politique et philosophique » (IAS 64). Cependant, il ne décrit pas un processus anonyme, où les actes sociaux et les idées sont les deux faces de la même forme fétichiste, mais il nous présente une philosophie qui a été, selon lui, capable de remodeler la réalité. Sa thèse est exposée avec clarté : les horreurs des guerres de religion aux XVIe et XVIIe siècles ont fait naître le projet libéral de bâtir une société qui ne demande plus aux hommes d’être bons, mais seulement de respecter certaines règles qui leur permettent de suivre leur intérêt propre. Mais c’est ici que surgit un problème : si un siècle de massacres au nom de la religion peut effectivement expliquer la philosophie d’un Hobbes ou d’un Spinoza, il n’explique pas du tout la persistance de cette pensée une fois les guerres de religion terminées. Le trauma a été trop durable ? L’histoire démontre cependant que les idées tombent très vite dans l’oubli dès que disparaît le contexte qui les a fait naître. Lorsque le libéralisme a commencé à remporter ses véritables triomphes, au début du XIXe siècle, il y avait maintes choses beaucoup plus présentes à l’esprit des contemporains que les guerres de religion. Il y a alors deux possibilités : ou le libéralisme a gagné parce qu’il était « en phase » avec les « nécessités » du capital, une fois que celui-ci était devenu la forme prédominante de reproduction sociale. Ou il faut attribuer un rôle déterminant aux idées et aux « élites » capables de les imposer par la force et la ruse. Cette deuxième hypothèse conduit ainsi vers une explication du capitalisme comme conspiration permanente des grands seigneurs méchants contre le bon peuple. Michéa refuse explicitement les « théories du complot », mais on se demande si ainsi elles ne risquent pas de rentrer par la fenêtre.
On peut appliquer au rôle des idées – par exemple, le « projet d’organiser scientifiquement l’humanité » (EMM 67) auquel Michéa attribue un grand rôle en ce qui concerne la naissance de l’Union soviétique – l’argument que Michéa oppose très justement à ceux qui attribuent un rôle décisif aux inventions technologiques (et qui n’existent pas seulement dans le champ marxiste – il suffit de penser à M. McLuhan) : des inventions comme la machine à vapeur ont été faites plusieurs fois dans l’histoire, mais encore fallait-il que toutes les autres conditions – sociales et « de mentalité » – fussent réunies avant que ces inventions pussent être adoptées et développer leur potentiel. Ce raisonnement vaut aussi pour les idées : pourquoi une pensée qui existait, ou qui aurait pu exister, depuis longtemps, a-t-elle commencé à jouer son rôle historique en ce moment précis ? Déjà Campanella voulait faire diriger sa « Cité du soleil » par des prêtres- scientifiques. 
Finalement, Michéa a raison de critiquer la projection rétrospective des catégories économiques modernes sur les sociétés précapitalistes, comme le fit Engels dans ses dernières œuvres. Mais le « matérialisme historique » n’est pas seulement né dans la société moderne, il dit aussi la vérité sur celle-ci : c’est le développement capitaliste lui-même qui a effectivement soumis la totalité de l’existence humaine aux impératifs économiques – ou directement, ou indirectement avec la création d’idéologies et de sphères de vie qui doivent assurer le fonctionnement de la machine économique. Le totalitarisme de la marchandise a donc réalisé le matérialisme énoncé par le marxisme. Cette constatation prend tout son sens lorsqu’on considère que la domination de l’économie capitaliste n’est pas un projet qui serait éthiquement injuste, mais rationnel et réalisable – il est plutôt la quintessence de l’irrationnel et de l’autodestruction. Et ceux qui dénoncent l’« économisme » de Marx croient découvrir une insuffisance de la théorie de Marx, quand en vérité ils nient le défaut principal de la réalité capitaliste : son « économisme réellement existant ».
Souvent, on jette avec l’eau sale de l’« économisme » toute la critique de l’économie politique. Pour une critique sociale qui se veut radicale, il est fondamental de reconnaître dans les catégories de base de la société capitaliste – la marchandise, la valeur, le travail, l’argent, le capital, la concurrence, le marché, la croissance – des catégories appartenant à la seule modernité capitaliste, et non des éléments indispensables à toute vie en société. Il ne suffit pas de critiquer les seules idées dominantes et de croire que le système fonctionne essentiellement en manipulant les consciences des gens. La critique de la « représentation économique du monde » (IAS 53) est prioritaire selon Michéa – mais il ne s’agit pas seulement de la « représentation », c’est-à-dire de la prédominance de l’économie dans les têtes. Il faut surtout battre en brèche la domination réelle de l’économie, qui frappe également ceux qui la détestent. On peut souvent constater dans les milieux « critiques » la conviction que le capitalisme entrerait en crise si seulement il perdait l’approbation de ses sujets[8]. Mais la crise écologique démontre clairement la dissociation totale entre la conscience et ce que les mécanismes anonymes de la concurrence nous forcent à faire tous les jours. Ces discours – pour ne pas parler des théories déconstructivistes, pour lesquelles agir sur les représentations est la seule façon d’agir tout court, parce que les représentations sont la seule réalité – finissent toujours par nous ramener à la fameuse phrase du début de L’Idéologie allemande, où Marx et Engels se moquent des jeunes hégéliens (véritable chaînon manquant entre les sophistes et les postmodernes) qui croient que les hommes se noient parce qu’ils ne réussissent pas à se libérer de l’idée de la pesanteur…

 Anselm Jappe


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[1] L’empire du moindre mal, éd. Climats 2007

[2] Éditions Denoël, 2003. Voir également le Manifeste contre le travail (éd. 10/18) et les écrits de Robert Kurz traduits en français (Lire Marx, éd. La Balustrade ; Avis aux naufragés, éd. Lignes ; Critique de la démocratie balistique, éd. Mille et une nuits), ainsi que Le temps, le travail et la domination sociale, de Moishe Postone,  à paraître prochainement chez Fayard.

[3] Le passage du libertaire au libéral explique en effet bien l’expérience de ma génération et les conséquences inattendues des meilleures intentions. Je me souviens de l’époque (j’étais lycéen en Allemagne dans les années soixante-dix) où nous (les jeunes d’extrême gauche, les anarchistes, les freaks, soucieux surtout de n’être pas « bourgeois ») nous sentions courageux parce que nous soutenions que chacun n’est mû que par son intérêt personnel et qu’en dernière raison on fait tout par égoïsme, même ce qui se présente comme un acte de générosité (on le fait alors pour sa réputation). Cela nous semblait provocateur et « progressiste » : nous mettions à nu l’hypocrisie bourgeoise. En effet, il était assez juste de s’opposer aux assertions – encore très courantes – selon lesquelles les enseignants n’opéraient que pour le bien des élèves, que les parents se sacrifiaient pour les enfants, que l’État pensait à ses citoyens, que les fonctionnaires publics n’agissaient que par leur sens du devoir et que nous devions donc en retour à ces figures d’autorité de la gratitude et de la confiance, parce que même lorsque leurs actes ne nous convenaient et ne nous convainquaient pas du tout, cela n’était dû qu’à notre manque de maturité. Certains enseignants nous accusaient d’« ingratitude ». Cela me faisait tomber des nuages. Nous aurions dû éprouver de la gratitude pour ceux qui avaient gâché notre jeunesse pour nous « adapter » (mot-clef de nos discours) à un système méprisable ? Mais nous ne nous arrêtions pas au fait de découvrir les intérêts propres de nos tuteurs. Les échos qui nous parvenaient du matérialisme historique et de la psychanalyse, encore mal vus de l’idéologie officielle, nous conduisaient à démolir avec une espèce de joie méchante toute l’idéologie « bourgeoise » de l’altruisme, sans nous laisser apercevoir qu’avec une telle anthropologie pessimiste il serait assez difficile de construire cette société émancipée qui restait notre horizon politique. Ainsi, nous avons involontairement anticipé sur un stade du développement capitaliste qui alors était encore à venir : le libéralisme pur et dur, libre du tribut hypocrite que ses prédécesseurs payaient encore à la « vertu ». Le culte que certains vouaient à Sade constituait également une manière de célébrer l’égoïsme le plus total au nom de l’émancipation (voir mon article « Sade, prochain de qui ? » in Illusio n° 4, 2007).
[4] EMM = L’Empire du moindre mal, Climats, 2007 ; IAS = Impasse Adam Smith, Climats, 2002.

[5] Michéa, lui aussi, se propose d’expliquer la naissance de cette « exception occidentale » (EMM 20) – mais en faisant débuter sa genèse au XVIIe siècle, ce qui est décidemment trop tard.

[6] Il faudrait aussi remarquer que les libéraux d’aujourd’hui n’ont pas du tout le droit de se revendiquer de penseurs comme Tocqueville. Certaines des considérations de celui-ci comptent parmi les meilleures mises en garde jamais faites contre les dangers du totalitarisme « doux » d’une société parfaitement libérale et marchande.

[7] W. Benjamin, « Kapitalismus als Religion », en français en ??? 

[8] Il apparaît donc très douteux que, comme l’affirme Michéa, « le système capitaliste développé s’effondrerait d’un seul coup [ !] si les individus n’intériorisaient pas en masse, et à chaque instant, l’imaginaire de la croissance illimitée, du progrès technologique et de la consommation comme manière de vivre et fondement de l’image de soi » (« Conversation avec Jean-Claude Michéa », dans À contretemps n° 31, p. 8). En effet, il dit ailleurs très justement que « nous sommes globalement libres de critiquer le film que le système a décidé de nous projeter […] mais nous n’avons strictement aucun droit d’en modifier le scénario » (idem, p. 10).

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