samedi 1 janvier 2011

Histoire de l’assassinat de Paris

Guy Debord tenait en haute estime ce livre et son auteur. 2 justes  c'est peu même pour une aussi triste époque...
Réédition discrète d’une étude longtemps tenue secrète, L’Assassinat de Paris, de Louis Chevalier, sur la réévaluation de l’habitat et de l’environnement parisien. Un rapport accablant sur les rêves technocrates de la grande peur de l’an 2000 : la mythologie du moderne selon la pensée libérale.

"Personne ne se serait souvenu du bon Samaritain
s’il n’avait eu que de bonnes intentions.
Il avait aussi de l’argent." - Margaret Thatcher

En passant par hasard devant la librairie des éditions Ivréa, je remarquais un curieux livre en vitrine, dont le nom et le titre m'évoquaient vaguement quelque chose. Louis Chevalier : L'Assassinat de Paris. Un bandeau rouge signalait "Le Prix des bouquinistes". J'avais déjà entendu parler de ce bouquin, j'étais sûr d'avoir cherché à me le procurer, il y a quelques années déjà, en vain. Même les bibliothèques de la ville ne le possédaient pas. La librairie étant fermée, j'allai chez plusieurs autres du quartier Latin pour le trouver. Impossible. Introuvable. Je finis par en dénicher un exemplaire défraîchi dans un vague rayon "Histoire de Paris", au bout de quelques heures de recherche. C'était bien celui-là. Un bouquin publié pour la première fois en 1977 par l'historien de Paris, éminent professeur au Collège de France, camarade de khâgne de Georges Pompidou dans les années 30, qui était mystérieusement passé à la trappe... Au dos du volume, le nom des éditions Champ Libre de feu Gérard Lebovici, assassiné le 5 mars 1984...
Ça y est ! J'y étais. J'avais appris l'existence de ce bouquin peu ordinaire dans le Panégyrique de Guy Debord. Je retrouvais le passage qui avait attisé ma curiosité : "On pourrait presque croire (...) que j'avais été le seul à aimer Paris ; puisque tout d'abord je n'ai vu que moi réagir sur cette question, dans les répugnantes "années soixante-dix". Mais par la suite, j'ai appris que Louis Chevalier, son vieil historien, avait publié alors, sans qu'on en parle trop, L'Assassinat de Paris. De sorte que nous avons été au moins deux justes dans cette ville, à ce moment là." Sans qu'on en parle trop. On apprend dans la remarquable préface de Claude Dubois que "L'Hôtel de Ville se sera seulement employé, en douceur et en profondeur, à bazarder son livre de la devanture des librairies." Et pour cause : ce livre était carrément impie, blasphématoire. Alors que la ville venait la même année de se doter d'un nouveau maire, ce qu'elle n'avait pas fait depuis 1871, Louis Chevalier tirait à boulets rouges sur les criminels qui avaient bistourné, estropié, mutilé, défiguré et bousillé bien proprement Paris.
Paris l'usine et Paris mangeoire, Paris le royaume des bagnoles et de la pollution, c'était donc eux. Ça avait commencé en 1958, à l'époque où le mot "moderne" faisait tourner toutes les têtes, surtout celles bien ignorantes mais savamment diplômées de l' E.N.A., Polytechnique ou H.E.C., qui rêvaient, terriblement ambitieuses et sottement orgueilleuses, de réussir dans la vie.
Il y a quarante ans. Et ils y ont réussi, les frénétiques ; bien que, naturellement, ce furent les plus robustes et les plus costauds qui dévorèrent les moins forts pour s'empiffrer seuls de ce qu'il y avait à croquer : des millions et des milliards. La glorieuse époque des promoteurs, ceux qui ont bétonné tout ce qui bougeait et respirait. Bon sang ! J'avais un trésor entre les doigts. Un volume de 316 pages, brossé au vitriol, avec des explications claires et précises. La description de l'horlogerie du Diable, le portrait des horlogers, des noms à la clé (certains sont tus par pudeur), et le tableau de cette monstrueuse et misérable folie de ces hommes, de l'incomparable gabegie qui eut toute licence de faire tout et surtout n'importe quoi. L'ignoble curée des chantiers de démolition, les coups de boutoir lugubres dans le ventre des maisons qui gémissaient en s'effondrant, la déportation vers les banlieues nouvelles, ces paradis de la modernité et du bien vivre comme on l'a bien compris à peine vingt ans après, le massacre à la tronçonneuse des arbres, les voies rapides, la langue parisienne arrachée par la tenaille de la bouche de Paris et le trou des Halles, en attendant la mise en place de la prothèse culturelle du Centre Beaubourg, le projet de traverser le parc Monceau d'une voie "express", les voies ferrées, les gares, le canal Saint Martin qui ont failli être embétonnés, recouverts par impératif d'une circulation qu'ils contrariaient... La construction du Front de Seine, "ce front fait pour ne jamais rougir", l'invasion des tours au crâne plat "tels ces monstres que le cinéma japonais nous montrait, dressés sur leurs arrières, broyant les villes de leurs membres avortés" -dont la trop fameuse Tour Montparnasse, "la grande vilaine"-, le débarquement généralisé du sinistre, avec les succursales de banques pour funèbre et sombre oriflamme, dont le visage le plus fermé est celui qui en dit le plus long... Tout y est dans ce livre, imprimé avec l'énergie de la colère et du désespoir, et exposé en détail, minutieusement, avec ordre et méthode, l'administration méritant bien cet égard. Les règles et les principes d'une raison cartésienne rendue folle, les pauvres "technocrates" (le néologisme est de l'époque) n'ayant lu qu'en diagonale rapide le Discours de la méthode.
"Inscrire séparément trois fonctions que doit satisfaire l'organisation urbaine : habiter, circuler, travailler". En commençant par le déplaisir, tout le reste suivra. Le tertiaire avec le tertiaire ("alors que personne n'a jamais su ce que cela voulait dire exactement..."), le commerce de luxe avec le commerce de luxe -la vitrine, toujours, indispensable pour couper de la vie-, en bref : "Conférer des vocations à chaque quartier de la ville (étrange vocation que l'on confère !)". Passons. Et tiens, tant qu'on y est, ce marché aux fleurs et aux oiseaux qui niche, oh incohérence !, auprès de la Chambre de Commerce : lui couper l'eau pour l'obliger de partir ! Mais pour aller où ? Impériale réponse : Ailleurs... A l'appui, les Bulletins municipaux de l'époque. Noir sur blanc.
Louis Chevalier n'y va pas avec le dos de la cuillère, il nous en sert même de franches louchées. Il tire à vue et l'on en apprend de bien bonnes. A vomir de rire ou de dégoût : les collusions entre les administrateurs et les bétonneurs, l'incroyable et irréversible gâchis, la billebaude, le bredi-breda et la culbute au sommet, pas pour rien ! Mais pour des paquets de millions de milliards... Rien que pour ça ! Où le sinistre finit toujours par l'emporter sur le grotesque. Les pauvres ont toujours payé et paieront toujours, tel est l'ordre naturel des choses, vu au travers des lunettes fichées sur des faces compassées, la raie au milieu, techniciens supérieurs d'une chose ou d'une autre, en général de leurs intérêts propres, autorisés en tout cas, personnages suffisants et arrogants, le cul libéral graisseux planté dans un fauteuil de velours indifférence satisfaite. Avec l'interdiction absolue de critiquer bien entendu. Loi du silence. Un certain nombre de "Messieurs" ont ainsi repensé Paris, dans divers salons confortables de la ville, à l'heure des digestions flatulentes et sans se retenir entre soi d'éructer de gras projets bien moches (et les trouvant beaux, projets qui finalement, de leur point de vue, arrangeraient tout le monde). Tout au moins, le reste s'en accommoderait.
 
-- Années 60-70 --

"Repenser Paris...", tel était le mot d'ordre de ces jours obscurs et malignement entêtés, comme si Paris et son histoire avaient été pensés une première fois, bien mal et n'importe comment sans doute, comme si son présent et son avenir dépendaient évidemment de la "pensée" hautaine et inculte de ce cénacle de spécialistes en "urbanisme", faisant tout reposer in fine sur la fatalité de la "conjoncture" que ces techniciens polycompétents entendaient bien entendu dans le sens de la nécessité économique, alors que : "la conjoncture, au sens ancien du mot, est pleine d'incertitude, de hasard, elle signifie la nature et la vie".
Louis Chevalier nous explique parfaitement bien, en 316 pages d'une écriture pétrie de culture classique -mais qu'est-ce que le "classique" sous le talon du jeune homme moderne, sinon de la merde de chien des rues- ce que les jeunes chiens libéraux modernes ont rêvé de Paris (lâchons-le tout de suite, le rêve se résume à sa pauvreté : le Paris de l'an 2000, pour un public d'Isola 2000. On aura tout dit.) et taillé à la mesure de ce qui leur convenait : un parking souterrain pour des travailleurs à l'étage, un air irrespirable, une prolifération "de boutiques à manger qui coupent l'appétit et de boutiques à aimer qui tuent l'amour" pour entretenir une armée anonyme de travailleurs portables mobilisables et jetables à merci ; des magasins éphémères d'objets machins branchés, des supermarkets (le mot sent le vieillot ? non il est moderne) qui pensent à nous, cette violente publicité qui cueille la connerie à un degré si bas pour se croire et se faire croire spirituelle et authentique, qu'elle en est pathétique à défaut d'être touchante... La liste est consternante et sans fin.
Réactionnaire, ce chien des rues, Louis Chevalier ?
Non. À la lecture de ce livre, on comprend que la pensée réactionnaire est une pensée qui se borne à bétonner l'histoire, pour faire comme si la dictature intégrée du moderne n'avait pas eu un premier jour, ayant pour elle des circonstances, des facilités, des compromissions suspectes, des intérêts grossiers et vulgaires à défendre, pour ensuite faire accroire à tous qu'il en a toujours été ainsi. L'interdiction de contrarier est liée à l'obligation d'oubli. Du point de vue de l'usurpateur qui avant tout tient à faire oublier qu'il vient d'arriver, le réactionnaire est celui qui ose braver l'interdit et soulever la dalle de béton de l'oubli commandé, désiré, voulu.
Nostalgique, Louis Chevalier ? Oui. Et à fond. On devine vite que ce n'est pas de gaieté de cœur qu'il dut inscrire à l'en-tête de son livre ce vers de Rutilius Namatianus, poète du Bas-Empire : Les villes aussi peuvent mourir. De fait, le bousillage est effarant. Mais qu'est-ce qui a vraiment disparu ? "L'existence collective dont l'existence de chacun quoi qu'il fasse et à tous moments, qu'il travaille, qu'il s'amuse, qu'il se promène, qu'il mange, qu'il dorme, se trouve transformée, exaltée...".
Mais alors pourquoi s'emmerder à lire un vieux furieux qui n'est pas réactionnaire, mais bougrement nostalgique ?
Parce que Louis Chevalier décrit, compare, mêle ses souvenirs à ceux des autres, traite des faits et des textes officiels, établit des parallèles, cite des témoins dignes de foi - c'est-à-dire des romanciers et des poètes -, fait un gigantesque travail d'historien spécialiste de Paris. La langue est savoureuse, foutrement bien construite, classique, adroite, acérée, comique et ne rate jamais sa cible : "la litanie de l'imposture".
Parce qu'on apprend de la plume d'un écolier du XIVe siècle que : "Vivre ailleurs, c'est exister au sens relatif du mot, secundum quid ; vivre à Paris, c'est exister au sens absolu, simpliciter".
Parce que l'événement 68, "inexplicable", "incompréhensible" pour la presse commémorante du printemps 98, est limpide pour le vieux chien des rues : "Un refus des jeunes de vivre dans un milieu urbain nouveau, dans cette ville nanterrisée qui par son ennui, sa laideur, sa bêtise, son béton, par l'asservissement auquel elle condamne, résume ce dont ils ont horreur. Fantastique retournement ! Paris vomi par les jeunes après avoir été pendant des siècles leur paradis, la ville où ils accouraient de partout, persuadés d'y trouver tout ce dont ils pouvaient rêver, le plaisir, l'amour, la réussite, la gloire, en un mot, la vie".
Le mal est donc fait : la nuit. Passez muscade. Il y fallait une volonté certaine pour mépriser à ce point le goût de vivre. Parce que ce livre est rare et magnifique.
source
Denis Lambert

Lire aussi: Les "Commentaires sur la SdS" de Guy Debord
Et:  "Cette mauvaise réputation--" (en P2P pour les fauchmans...)

Louis Chevalier, L’Assassinat de Paris, Éditions Ivréa
A avoir vu absolument : l'exposition "C'était l'an 2000, le Paris des utopies", actuellement à l'Hôtel de Ville, jusqu'au 3 octobre 1998, entrée gratuite. Édifiant...
Les Éditions Ivréa : 1, place Paul Painlevé, Paris 5e.

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