mercredi 3 mars 2010

Marat L'ami du Peuple


De tout temps, mais plus encore depuis la victoire de la Contre-Révolution, Marat a été l'objet non seulement d'attaques sans nombre, mais des calomnies les plus basses et les plus abjectes. Au nombre des riches et des puissants, l'aristocratie, dont il fut toujours l'ennemi de prédilection, n'a jamais manqué la moindre occasion de re-lyncher post mortem Marat : la noblesse, chez certains, même de haut rang, est souvent plus une prétention qu'un fait. L'Association Jean-Paul Marat a été fondée pour faire mieux  connaître et mettre à la disposition des chercheurs la vie et l'œuvre de Marat, avec la conviction qu'au bout de deux siècles, certains des préceptes de l'Ami du Peuple sont toujours d'actualité. 
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Extraits du journal l'Ami du Peuple

SUR LA FUSILLADE DU CHAMP DE MARS

Le sang des vieillards, des femmes et des enfants massacrés autour de l'autel de la patrie, fume encore, il crie vengeance, et le législateur infâme vient de donner des éloges et des actes de remerciements publics à leurs cruels bourreaux, à leurs lâches assassins. Après avoir consommé cet horrible massacre, Bailly, ce fourbe insigne, à la tête de ses municipaux, accourt au Sénat déplorer les événements malheureux qu'il a prémédités.
Non contents d'anéantir les sociétés patriotiques, ces scélérats attentent encore à la liberté de la presse; ils anéantissent la déclaration des droits, les droits de la nature, Lâches citoyens, l'apprendrez-vous sans frémir ? ils déclarent perturbateurs du repos public tout opprimé qui, pour se soustraire à la tyrannie, se fera une arme de son désespoir et conseillera le massacre de ses oppresseurs; ils déclarent perturbateurs du repos public tout citoyen qui, dans les émeutes, criera aux satellites féroces de baisser ou de poser les armes; métamorphosant de la sorte en crimes l'humanité même des citoyens paisibles et les cris de la frayeur, les cris de la défense naturelle.
Infâmes législateurs, vils scélérats, monstres altérés d'or et de sang, brigands sacrilèges, qui trafiquez avec le monarque de nos fortunes, de nos droits, de notre liberté, de nos vies, vous avez cru frapper de terreur les écrivains patriotes et les glacer d'effroi à la vue des supplices. Je me flatte qu'ils ne molliront pas. Quant à l'ami du peuple, vous savez depuis longtemps que tous vos décrets attentatoires à la déclaration des droits ne sont pour lui que des torche-cul. Que ne peut-il rallier à sa voix deux mille hommes déterminés ! Pour sauver la patrie, il irait à leur tête arracher le coeur de l'infernal Motier au milieu de nos nombreux bataillons d'esclaves, il irait brûler dans son palais le monarque et ses suppôts, il irait vous empaler sur vos sièges et vous ensevelir sous les débris embrasés de votre antre. Juste ciel ! que ne peut-il faire passer dans l'âme de ses concitoyens les feux qui dévorent la sienne ! que ne peut-il laisser aux tyrans du monde entier un exemple effrayant de vengeances populaires ! O ma patrie ! reçois les accents de ma douleur et de mon désespoir !


Les chaînes de l'esclavage, The Chains of slavery, furent d'abord publiées en anglais, un an avant l'édition française du livre de l'Homme, en 1774 : Marat traduisit lui-même ce nouvel ouvrage en français, dix-neuf années plus tard. C'est le 1er février 93 qu'il en est pour la première fois question dans son Journal de la République française ; l'auteur demande à plusieurs reprises, dans le courant du mois, « que le citoyen auquel il a cédé l'exemplaire du livre intitulé the Chains of slavery veuille bien lui envoyer son adresse, car il désirerait consulter cet ouvrage pour quelques observations essentielles (N° 111). Ce n'est que le 24 qu'il annonce une traduction (N° 132), et le 28 mars suivant on lisait : « Les Chaînes de l'esclavage paraissent aujourd'hui. » (N° 154.)
Dans une notice en tête de la traduction, Marat raconte les circonstances qui accompagnèrent, en Angleterre, cette audacieuse publication ; notice intéressante par les rapprochements qu'elle suggère. Voici en quels termes il s'exprime : « Citoyen du monde dans un terme où les Français n'avaient point encore de patrie, chérissant la liberté dont je fus toujours l'apôtre et quelque fois le martyr, tremblant de la voir bannie de la terre entière, jaloux de concourir à son triomphe dans une île qui paraissait son dernier asile, je résolus de lui consacrer mes veilles et mon repos. »
« Un parlement décrié pour sa vénalité touchait à sa fin, le moment d'élire le nouveau approchait ; sur lui reposaient toutes mes espérances. Il s'agissait de pénétrer les électeurs de la Grande-Bretagne de la nécessité de faire tomber leur choix sur des hommes éclairés et vertueux ; le seul moyen praticable était de réveiller les Anglais de leur léthargie, de leur peindre les avantages inestimables de la liberté, les scènes d'épouvante et d'effroi de la tyrannie ; en un mot, de faire passer dans leur âme le feu sacré qui dévorait la mienne. C'était le but de mon ouvrage. »
Dans une autre introduction de trois pages, Marat annonce l'objet de son ouvrage. « Je vais, parlant de l'autorité légitime, retracer les efforts lents et continus qui, courbant peu à peu sous le joug la tête des peuples, leur font perdre à la longue et la force et l'envie de le secouer. »
Il entre en matière par l'énoncé d'une vérité qui devait, deux ans plus tard, au moyen d'un développement admirable, servir de texte à un livre fameux de Mirabeau : « L'amour de la domination est naturel au cœur humain, et, dans quelque état qu'on le prenne, toujours il aspire à primer : tel est le principe des abus que les dépositaires de l'autorité font de leur puissance ; telle est la source de l'esclavage parmi les hommes. »
Mais si tous veulent dominer, comment se fait-il que partout et toujours les peuples soient commandés par quelques-uns, et même par un seul ? Comment expliquer cette contradiction ? Il faut nécessairement qu'il y ait de la part de ce dernier surprise, ruse, ou quelque autre moyen analogue, car comment mettre en parallèle la force d'un seul et celle de tous ? Ce sont justement les pièges tendus par les tyrans aux peuples que l'auteur se propose de dévoiler, apparemment, pour nous en préserver.
L'histoire, prise en général, constate un premier fait inniable : « C'est dans leur enfance que les peuples deploient toute leur vigueur, toute leur énergie, qu'ils sont le plus independants, le plus maîtres d'eux-mêmes ; avantages qu'ils perdent plus ou moins en avançant en âge, et dont il ne leur reste pas même le souvenir dans la vieillesse. »
Quand on songe que c'est à trente ans seulement que Marat traçait cette peinture d'une touche si hardie, d'une observation si pénétrante ; quand on réfléchit qu'il a encore devant lui quinze années d'expérience à acquerir avant de se prendre corps à corps avec cette monarchie décrépite, on prévoit l'issue de la lutte. Elle essayera de la ruse pour tromper ce scrutateur qui la devinait du regard ! Machiavel avait intitulé son immortel ouvrage : le Livre du Prince ; on pourrait appeler les Chaînes de l'esclavage le livre des peuples ; c'est avec raison que la veuve de Marat le recommandait comme manuel de quiconque redoute l'oppression. Machiavel avait dit aux tyrans : Suivez telle voie et vous dominerez ; Marat dit aux sujets : "Voilà ce que vos maîtres ont fait, ce qu'ils sont prêts à faire encore pour vous asservir ; c'est à vous à veiller. La différence des temps et des lieux de publication explique peut-être la diversité des procédés ; mais, à mes yeux, la préférence ne peut être indécise entre un livre qui, somme toute, a servi la tyrannie, et celui qui, sans équivoque, ne servira jamais que la liberté."

Aveugle sécurité du public.

Le peuple ne prévoit jamais les maux qu'on lui prépare. On a beau rendre ses droits illusoires, miner les fondements de sa liberté, il n'aperçoit son malheur que lorsqu'il le sent, lorsqu'il entend retentir à ses oreilles les noms des proscrits, lorsqu'il voit ruisseler le sang des citoyens, et qu'accablé sous le joug, il attend plein d'effroi l'arrêt du sort qu'on lui réserve.
Pour rester libre, il faut être sans cesse en garde contre ceux qui gouvernent : rien de plus aisé que de perdre celui qui est sans défiance ; et la trop grande sécurité des peuples est toujours l'avant coureur de leur servitude.
Mais comme une attention continuelle sur les affaires publiques est au-dessus de la portée de la multitude, trop occupée d'ailleurs de ses propres affaires, il importe qu'il y ait dans l'Etat des hommes qui tiennent sans cesse leurs yeux ouverts sur le cabinet, qui suivent les menées du gouvernement, qui dévoilent ses projets ambitieux, qui sonnent l'alarme aux approches de la tempête, qui réveillent la nation de sa léthargie, qui lui découvrent l'abîme qu'on creuse sous ses pas, et qui s'empressent de noter celui sur qui doit tomber l'indignation publique. Aussi, le plus grand malheur qui puisse arriver à un Etat libre, où le prince est puissant et entreprenant, c'est qu'il n'y ait ni discussions publiques, ni effervescence, ni partis. Tout est perdu, quand le peuple devient de sang-froid, et que sans s'inquiéter de la conservation de ses droits, il ne prend plus de part aux affaires : au lieu qu'on voit la liberté sortir sans cesse des feux de la sédition.

Autobiographie de Jean-Paul Marat

Je demande pardon à mes lecteurs si je les entretiens aujourd'hui de moi, ce n'est ni amour-propre, ni fatuité, mais simple désir de mieux servir la chose publique. Comment me faire un crime de me montrer tel que je suis, lorsque les ennemis de la liberté ne cessent de me dénigrer, en me représentant comme un cerveau brûlé, un rêveur, un fou, ou comme un anthropophage, un tigre altéré de sang, un monstre qui ne respire que le carnage, et cela pour inspirer l'effroi a l'ouïe de mon nom, et empêcher le bien que je voudrais, que je pourrais faire.
Né avec une âme sensible, une imagination de feu, un caractère bouillant, franc, tenace ; un esprit droit, un cœur ouvert à toutes les passions exaltées, et surtout à l'amour de la gloire, je n'ai jamais rien fait pour altérer ou détruire ces dons de la nature, et j'ai tout fait pour les cultiver.
Par un bonheur peu commun, j'ai eu l'avantage de recevoir une éducation très soignée dans la maison paternelle, d'échapper à toutes les habitudes vicieuses de l'enfance, qui énervent et dégradent l'homme, d'éviter tous les écarts de la jeunesse, et d'arriver à la virilité sans m'être jamais abandonné à la fougue des passions ; j'étais vierge à vingt et un ans, et déjà depuis longtemps livré à la méditation du cabinet.
La seule passion qui dévorait mon âme était l'amour de la gloire ; mais ce n'était encore qu'un feu qui couvait sous la cendre.
C'est de la nature que je tiens la trempe de mon âme, mais c'est à ma mère que je dois le développement de mon caractère ; car mon père n'aspira jamais à faire autre chose de moi qu'un savant.
Cette femme respectable, dont je déplore encore la perte, cultiva mes premiers ans ; elle seule fit éclore dans mon cœur la philanthropie, l'amour de la justice et de la gloire ; sentiments précieux ! bientôt ils sont devenus les seules passions qui dès lors ont fixé les destinées de ma vie. C'est par mes mains qu'elle faisait passer les secours qu'elle donnait aux indigents, et le ton d'intérêt qu'elle mettait en leur parlant m'inspira celui dont elle était animée.
L'amour des hommes est la base de l'amour de la justice car l'idée du juste ne se développe pas moins par le sentiment que par la raison. J'avais déjà le sens moral développé à huit ans : à cet âge je ne pouvais soutenir la vue des mauvais traitements exercés contre autrui ; l'aspect d'une cruauté me soulevait d'indignation, et toujours le spectacle d'une injustice fit bondir mon cœur comme le sentiment d'un outrage personnel.
Pendant mes premières années, mon physique était très débile, aussi n'ai-je connu ni la pétulance, ni l'étourderie ni les jeux de l'enfance. Docile et appliqué, mes maîtres obtenaient tout de moi par la douceur. Je n'ai jamais été châtie qu'une fois, et le ressentiment d'une humiliation injuste fit en moi une si forte impression qu'il fut impossible de me ramener sous la férule de mon instituteur ; je restai deux jours entiers sans vouloir prendre aucune nourriture. J'avais alors onze ans ; on jugera de la fermeté de mon caractère, à cet âge, par ce seul trait. Mes parents n'ayant pu me faire fléchir, et l'autorité paternelle se croyant compromise, je fus renfermé dans une chambre ; ne pouvant résister à l'indignation qui me suffoquait, j'ouvris la croisée, et je me précipitai dans la rue. Heureusement la croisée n'était pas élevée ; mais je ne laissai pas de me blesser violemment dans la chute ; j'en porte encore la cicatrice au front.
Les hommes légers qui me reprochent d'être une tête verront ici que je l'ai été de bonne heure ; mais ce qu'ils refuseront peut-être de croire, c'est que dès mon bas-âge j'ai été dévoré de l'amour de la gloire, passion qui changea souvent d'objet dans les diverses périodes de ma vie, mais qui ne m'a jamais quitté un instant. A cinq ans, j'aurais voulu être maître d'école, à quinze ans professeur, auteur à dixhuit, génie créateur à vingt, comme j'ambitionne aujourd'hui la gloire de m'immoler pour la patrie.
Voila ce que m'a fait la nature, et les leçons de mon enfance, les circonstances et mes réflexions ont fait le reste. J'étais réfléchi à quinze ans, observateur à dix-huit, penseur à vingt et un. Dès l'âge de dix ans j'ai contracté l'habitude de la vie studieuse, le travail de l'esprit est devenu pour moi un véritable besoin, même dans mes maladies ; et, mes plus doux plaisirs, je les ai trouvés dans la méditation, dans ces moments paisibles ou l'âme contemple avec admiration la magnificence du spectacle de la nature, ou lorsque, repliée sur elles même, elle semble s'écouter en silence, peser à la balance du bonheur la vanité des grandeurs humaines, percer le sombre avenir, chercher l'homme au delà du tombeau, et porter une inquiète curiosité sur ses destinées éternelles.
A part le petit nombre d'années que j'ai consacrées à l'exercice de la médecine, j'en ai passé vingt-cinq dans la retraite, à la lecture des meilleurs ouvrages de science et de littérature, à l'étude de la nature, à des recherches profondes et dans la méditation. Je crois avoir épuisé à peu près toutes les combinaisons de l'esprit humain sur la morale, la philosophie et la politique, pour en recueillir les meilleurs résultats. J'ai huit volumes de recherches métaphysiques, anatomiques et physiologiques sur l'homme. J'en ai vingt de découvertes sur les différentes branches de la physique ; plusieurs sont publiés depuis longtemps, les autres sont dans mes cartons. J'ai porté dans mon cabinet le désir sincère d'être utile à l'humanité, un saint respect pour la vérité, le sentiment des bornes de l'humaine sagesse, et ma passion dominante, l'amour de la gloire ; c'est elle seule qui à décidé du choix des matières que j'ai traitées, et qui m'a fait constamment rejeter tout sujet sur lequel je ne pouvais pas me permettre d'arriver au vrai, à de grands résultats et d'être original. Car je ne puis me résoudre à remanier un sujet déjà traité, ni à ressasser les ouvrages des autres.
J'oserais me flatter de n'avoir pas manqué mon but, à en juger par l'indigne persécution que n'a cessé de me faire, pendant dix années, l'Académie royale des sciences, lorsqu'elle se fut assurée que mes découvertes sur la lumière renversaient ses travaux depuis un siècle et que je me souciais fort peu d'entrer dans son sein. Comme les d'Alembert les Caritat, les Leroi, les Meunier, les Lalande, les Laplace, les Monge, les Cousin, les Lavoisier, et les charlatans de ce corps scientifique voulaient être seuls sur le chandelier, et qu'ils tenaient dans leurs mains les trompettes de la renommée, croira-t-on qu'ils étaient parvenus à déprécier mes découvertes dans l'Europe entière, à soulever contre moi toutes les sociétés savantes, et à me fermer tous les journaux, au point de n'y pouvoir même faire annoncer le titre de mes ouvrages, d'être forcé d'avoir un prête-nom pour faire approuver quelques-unes de mes productions !
Je gémissais depuis cinq ans sous cette lâche oppression, lorsque la révolution s'annonça par la convocation des états généraux, j'entrevis bientôt où les choses en viendraient, et je commençai à respirer dans l'espoir de voir enfin l'humanité vengée, de concourir à rompre ses fers et de me mettre à ma place.
Ce n'était encore là qu'un beau rêve, il fut à la veille de s'évanouir ; une maladie cruelle me menaçait d'aller l'achever dans la tombe. Ne voulant pas quitter la vie sans avoir fait quelque chose pour la liberté, je composai l'offrande à la Patrie, sur un lit de douleur. Cet opuscule eut beaucoup de succès ; il fut couronné par la société patriotique du Caveau, et le plaisir que j'en ressentis fut la principale cause de mon rétablissement.
Rendu à la vie, je ne m'occupai plus que des moyens de servir la cause de la liberté.
Je ne tardai pas à m'indigner de la mauvaise foi de Necker et de ses efforts criminels pour rendre illusoire la double représentation et arrêter la réforme du gouvernement, qu'il avait provoquée.
Je ne tardai pas non plus à m'indigner du manque de zèle des députés du peuple, et de la tiédeur de leurs efforts contre les ordres privilégiés qui voulaient dissoudre les états généraux. Craignant qu'ils ne manquassent de vues ou de moyens, je publiai mon Plan de constitution, après avoir été pendant six semaines en relation avec ceux qui passaient alors pour les plus chauds patriotes, Chapelier, Siéyès, Rabaud, Barnave, Duport, etc., mais j'eus bientôt lieu de reconnaître que leur nullité apparente tenait à d'autres causes qu'à un défaut de lumières, et je sentis qu'il fallait bien plus travailler à combattre les vices que les erreurs. Cela ne pouvait se faire qu'au moyen d'une feuille journalière où l'on ferait entendre le langage de l'austère vérité, ou l'on rappellerait aux principes le législateur, où l'on démasquerait les fripons, les prévaricateurs, les traîtres, où l'on dévoilerait tous les complots, où l'on éventerait tous les pièges, où l'on sonnerait le tocsin à l'approche du danger.
J'entrepris donc l'Ami du Peuple ; on connaît les succès de cette feuille, les coups terribles qu'elle a portés aux ennemis de la révolution, et les persécutions cruelles qu'elle a attirées à son auteur.
En portant mes regards sur l'assemblée nationale, j'avais bien compris que, composée comme elle l'était, en majeure partie, d'ennemis de la liberté, il était impossible qu'elle travaillât sincèrement à la faire triompher ; aussi démontrai-je la nécessité d'exclure les nobles, les prélats, les bénéficieres, les robins, les financiers, les créatures de cour, et les suppôts de la chicane. - Les voyant sans cesse machiner en secret pour arrêter la constitution, attendre les événements pour la renverser, et feindre d'y travailler loyalement dans les seuls temps de crise, je ne cessai de revenir sur la nécessité indispensable de purger le Sénat national par la proscription de ces ennemis publics de tous les emplois de confiance. Et si, poussé au désespoir à la vue de leurs attentats, de leurs complots sans cesse renaissants et à l'ouïe des meurtres et des massacres de tant de patriotes qu'ils ont fait égorger, l'indignation m'a enfin arraché cette triste vérité qu'il n'y a point de liberté, de sûreté et de paix à espérer pour nous, que ces lâches machinateurs ne fussent retranchés du nombre des vivants, - c'est lorsque j'ai été bien convaincu que leur mort était le seul moyen d'assurer le salut public. Vérité si bien sentie par tous les peuples qui ont rompu leurs fers, que c'est par le sacrifice des ennemies de la liberté qu'ils ont commencé leurs révolutions.
Depuis que j'ai pris la plume pour la défense de la patrie, on n'a jamais pris la peine de réfuter mes opinions ; mais chaque jour on a publié contre moi une multitude de libelles atroces. Ceux que le gouvernement a fait imprimer pour contrebalancer l'influence de ma feuille, et me diffamer ne tiendraient pas dans l'église Notre-Dame. Qu'ont-ils produit ? rien, que d'enrichir les libellistes et les imprimeurs. Quant à moi, ils ne m'ont pas fait perdre une ombre de popularité pour ceux qui peuvent m'entendre et qui savent lire.
Je sais bien que mes écrits ne sont pas faits pour rassurer les ennemis de la patrie : les fripons et les traîtres ne craignent rien tant que d'être démasqués. Aussi le nombre des scélérats qui ont juré ma perte est prodigieux. Forcés de couvrir leurs ressentiments, leurs basses vengeances, leur soif de mon sang, du manteau de l'amour de l'humanité du respect pour les lois, ils vomissent du matin au soir, contre moi, mille impostures atroces et ridicules. Les seules, qui ont trouvé des dupes, et qu'ils ne se lassent point de répéter, c'est que je suis un cerveau brûlé, un fou atrabilaire, ou bien un monstre sanguinaire, ou bien un scélérat soudoyé. Je ne daignerais pas repousser ces absurdes calomnies, si un grand nombre de mes collègues, égarés sur mon compte par des scélérats intéressés, n'attendaient de moi une réponse victorieuse. Je puis la leur donner.
Qu'ils lisent les écrits que j'ai publiés au commencement de la révolution, l'Offrande à la patrie, mon Plan de constitution, mon Code de législation criminelle, et les cent premiers numéros de l'Ami du Peuple ; et qu'ils me disent dans quel ouvrage renommé par la sagesse et la philanthropie, ils trouvent plus de ménagement, de prudence, de modération, d'amour des hommes, de la liberté et de la justice.
Ils me font un crime d'avoir demandé la tête des traîtres et des conspirateurs. Mais les ai-je jamais voués ces scélérats aux vengeances du peuple que lorsqu'ils bravaient impunément le glaive de la justice, et que les ministres des lois n'étaient occupés qu'a leur assurer l'impunité ; et puis où est donc le si grand crime que d'avoir demandé cinq cents têtes criminelles pour en épargner cinq cent mille innocentes ! Ce calcul même n'est-il pas un trait de sagesse et d'humanité ?
Ils m'accusent d'être un scélérat vendu. Mais je pouvais amasser des millions en vendant simplement mon silence, et je suis dans la misère ; j'ai perdu par la révolution mon état, les restes de ma fortune, et il me reste pour patrimoine 2.000 écus de dettes que m'ont laissées les fripons à qui j'avais donné ma confiance, qui ont abusé de mon nom et qui m'ont dépouillé. J'ai développé mon âme tout entière à ceux de mes honnêtes collègues qui semblent ne demander qu'à me connaître à fond, pour se rapprocher de moi, et travailler enfin au bien du peuple trop longtemps oublié, par les cruelles dissensions qui règnent dans l'assemblée. Je suis prêt à toutes les condescendances qui ne compromettent point le salut public, les droits et les intérêts de la nation, je n'exige de leur part que de la bonne foi ; qu'ils disent un mot, et je suis prêt à me concerter avec eux sur les moyens d'assurer la liberté, la paix et le bonheur de la nation. Je ne demande pas mieux que de poser le fouet de la censure pour la règle du législateur ; mais si, abusant de ma confiance, ils ne voulaient qu'enchaîner ma plume, qu'ils sachent qu'elle ne le serait qu'un instant, je m'empresserais de les marquer du sceau de l'opprobre, et ils seraient mes premières victimes, car je ne consentirai jamais à tromper le peuple.                                                                                    Marat
(Journal de la République Française.)
J.p Marat  La suite

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